Etudes – (Isère) – Les Monnaies du Département de l’Isère par Antoine Clerc
Article reprenant la conférence du 02 avril 2016
Résumé : Depuis sa création en 1790, le département de l’Isère a vu se créer des monnaies locales dans ses communes. D’initiatives publique ou privée, autorisées ou non, ces émissions ont toutes eues le même but, pallier à une crise et apporter un complément à la monnaie nationale pour les achats quotidiens.
Cette présentation est l’occasion de les (re)découvrir dans leur contexte historique.
Crée le 4 mars 1790, le Département de l’Isère est un territoire ayant vu de nombreuses émissions monétaires germer dans ses communes, sur des périodes d’une vingtaine d’années au plus. Ces émissions furent assez régulières et continuent encore. Elles répondent à chaque fois à un besoin économique créé bien souvent par un état de crise à l’échelle nationale.
Figure 1 – Périodes d’émissions monétaires depuis 1790
Ces émissions peuvent se classer en deux types, celles dites « institutionnelles », émises par des organismes dépendant de l’état ; elles sont donc bien souvent officielles, encadrées par la loi, et son remboursement en monnaie nationale est garantie. Celles émises par des organismes privés et destinées à un usage interne ou externe sont pour la plupart « illégales », et pas toujours garanties.
I. Les billets de confiance de 1792
La Révolution Française ayant apporté de l’instabilité dans le pays, bon nombre de citoyens ont pensé que conserver leur monnaie métallique serait un moyen d’en faire monter la valeur : c’est la thésaurisation. Ainsi, le numéraire métallique vient à manquer dans les transactions du quotidien, et il ne reste plus que des assignats en papier, dont la valeur n’est pas adaptée : 50 livres au minimum avant le 6 mai 1791, puis 5 livres, et enfin 10 sols le 14 janvier 1792.
Ce manque se fait de plus en plus sentir dans les provinces, si bien que de nombreuses communes délibèrent de l’émission de « monnoie de carton », appelés billets ou mandats de confiancedont la valeur est faible, souvent de 5 sols.
En Isère, on connait 27 communes ayant émis leur propre monnaie. Aussi bien des petites communes – Anthon (550 habitants), Monestier de Clermont (434) – que les plus grandes – Grenoble (21.150), Vienne (11.300). La valeur émise la plus courante est le 5 sols, mais on retrouve des valeurs de 8, 12 et 20 sous à Grenoble, ou encore 2 sols 6 deniers à La-Côte-Saint-André.
Figure 2 – La Côte-Saint-André, 2 sols 6 deniers (source BnF)
Grenoble est la ville qui a émis le plus de billets de confiance. Dès avril 1791, une pétition est signée par plus de 200 citoyens, demandant l’émission de ces billets.
Extrait 1 – Délibération du Conseil-Général de la Commune de Grenoble, 14 avril 1791
Extrait 2 – Délibération du Conseil-Général de la Commune de Grenoble, 18 février 1792
La première émission sera effectuée le 18 février 1792, en coupures de 5 et 10 sous. Elle fut distribuée en deux jours seulement. Quatre autres émissions suivront dans la même année, les 13 mars, 10 avril, 28 juin et 3 juillet.
Figure 3 – Grenoble, 5 sous de la troisième émission (source : collection particulière)
Ces billets seront supprimés à l’échelle nationale par un décret du 8 novembre. Il sera cependant prorogé en Isère par un arrêté du conseil permanent du département de l’Isère du 6 février 1793. Tous les billets émis par des corps municipaux pour une valeur inférieure à 10 sols peuvent être retournés jusqu’au 1er juillet, et ceux d’une valeur supérieure ainsi que les émissions privées, jusqu’au 1er mars.
II. L’emprunt forcé de l’an 4
Le 19 frimaire an 4 / 4 décembre 1795, le Directoire met en place un emprunt forcé, imposé au quart le plus riche de ces citoyens. Il se présente sous la forme d’un grand document papier avec en en-tête les détails de l’emprunt, et en dessous, dix coupons numérotés équivalent chacun à un dixième de la somme totale empruntée. Ceux-ci devaient ensuite être remboursé au nombre d’un par an, jusqu’en l’an 4. En réalité, seuls les deux premiers coupons furent remboursés.
Les coupons restant, furent quant à eux détournés et employés comme moyen de paiement. La mention « Bon pour la somme de _ francs » ayant pu tromper les moins instruits.
Figure 4 – Coupon de 60 francs, Commune de la Sône (source : Priviet)
III. La Banque de France de Grenoble
Le 31 mars 1840 est créé par ordonnance royale le Comptoir d’Escompte de Grenoble, renommé plus tard Succursale de Grenoble.
La Banque de France emmétra à Grenoble 7 billets de 200 à 1000 francs entre 1840 et 1863. Ces valeurs étant importantes, aucun de ces billets n’est à ce jour connu, ayant probablement tous été retournés lors de leur démonétisation. L’exemplaire illustré est une reconstitution.
IV. La Guerre Franco-Prussienne et ses conséquences, 1870-1885
1. Les émissions de 1870-1871
Comme lors de la Révolution Française, le pays se retrouve dans une période d’instabilité, entrainant une pénurie de la monnaie nationale. On observe alors en Isère quelques émissions de papier-monnaie par des privés, notamment à Vienne. Leur période d’émission ayant été très courte et leur circulation peu développée, peu sont arrivés jusqu’à nous. On relèvera entre autres les billets de l’émission solidaire des banquiers de Vienne, dont on connait un exemplaire de 10 francs.
2. Fortification de la Place de Grenoble, 1875-1880
Suite à cette guerre, on entreprend la construction de plusieurs forts autour de Grenoble : Montavié, Quatre-Seigneurs, Murier, Comboire…
Lors de leur construction, les entrepreneurs auront recours à l’émission de jetons, destinés aux ouvriers.
Extrait 3 – Numismatique des Forteresses du Dauphiné, G. Vallier 1877
Ils mentionnent généralement le nom de l’entrepreneur, ainsi que le nom du fort et la valeur, entre 5 centimes et 1 franc.
Figure 6 – 20 centimes du Fort du Murier (source : Ville de Grenoble)
V. La Première Guerre mondiale, 1914-1918
La Première Guerre mondiale crée une fois de plus un manque de monnaie divisionnaire sur tout le territoire, affectant l’économie.
Pour parer à cela, plusieurs émissions monétaires ont lieu en Isère, comme partout ailleurs en France.
Les Chambres de Commerce de Grenoble et de Vienne décident alors d’émettre des billets d’une valeur de 50 centimes et 1 franc. A Vienne, 1,750,000 francs sont émis en cinq émissions de 1915 à 1920, et à Grenoble, ce sont 4,750,000 francs d’émis en deux émissions, de 1917 à 1922.
Figure 7 – Vienne, 50 centimes, 4è émission (source : collection particulière)
Figure 8 – Grenoble, 1 franc, 2è émission (source : collection particulière)
Ces valeurs pouvant être encore trop élevées pour certains achats (pain, comestibles), les commerçants émettent à leur tour des monnaies, sous forme de jetons métalliques ou de bons cartonnés. Ceux si sont utilisables uniquement chez l’émetteur, et permettent donc en plus une fidélisation de la clientèle.
Figure 9 – Bons pour 10c, Vienne, et 25c, Charvieu (source : collection particulière)
Les industriels quant à eux, eurent recours à l’émission de monnaies internes, utilisables par exemple pour leur cantine, mais également pour payer les centimes des salaires.
Les militaires émirent également de la monnaie, tout d’abord pour leur usage propre, dans les mess ou cantines, et surtout à l’usage des prisonniers dans leurs camps. En Isère, de nombreux dépôts de prisonniers de guerre imprimèrent des bons cartonnés (Fort du Murier, Barraux, La Mure…). Ils pouvaient être utilisés à la cantine du camp, ou bien pour acheter de quoi correspondre avec leurs familles. Ainsi, si un prisonnier venait à s’échapper, il se retrouverait sans monnaie valable en dehors de son camp. Également, des entreprises comme les forges d’Allevard émirent des bons de vivres pour les prisonniers travaillant pour elles.
VI. La Seconde Guerre mondiale, 1939-1945
Contrairement à la Première Guerre mondiale, il n’y a eu que très peu de monnaie émise lors Seconde Guerre mondiale en Isère. Aucune émission privée n’est connue. Cependant, en 1940, ce sont les billets de la Banque de France qui viennent à manquer à Grenoble, et les industriels ne peuvent alors plus assurer le paiement des salaires. Un groupement financier se constitue alors, engageant la Chambre de Commerce de Grenoble, la Ville de Grenoble et le Département de l’Isère, afin d’émettre des « billets de banque de guerre » en coupures de 100, 50 et 5 francs pour une valeur totale de soixante millions de francs. Le projet n’aboutira finalement pas, la circulation monétaire étant revenue à la normale avant sa concrétisation.
Les seules émissions actuellement connues pour cette période sont des bons d’achat des camps de prisonniers du Villaret et de la Motte-d’Aveillans, d’une valeur de 1 à 100 francs.
VII. Des monnaies pour le commerce local, 1940-2016
Depuis la seconde Guerre Mondiale, plusieurs initiatives monétaires visant à favoriser le commerce local eurent lieu.
Tout d’abord, on retrouve à Grenoble des billets émis par l’Union des Magasins de Grenoble, située au 10 boulevard Gambetta, puis au 5 rue Palanka. Ces billets furent émis en deux séries, de 10 à 500 francs pour la première, et 1 et 5 nouveaux francs pour la seconde. On retrouve d’ailleurs toujours les billets de 100 et 500 francs surchargé de leur nouvelle valeur, 1 NF et 5 NF. Mais ces billets posent actuellement un problème, car leur usage n’est pas attesté. En effet, ils se retrouvent généralement tous neufs, et les champs où devait être renseigné le nom de l’enseigne dans laquelle le billet a été dépensé est toujours vide. Dans le journal de cette union commerçante, l’émission d’un billet de 10 francs est mentionnée dès 1911, mais avec un visuel différent, qui n’aurait pas été émis.
On retrouve une émission très similaire à Roanne, puisqu’elle possède le même graphisme. La circulation de cette dernière est attestée par les nombreux billets datés au tampon dateur lors de leur utilisation, des années 1920 à 1940. Mais les billets grenoblois semblent plus tardifs, au vu de la surcharge en nouveaux francs. L’étude de ces billets est donc en cours, avec pour but de mieux cerner leurs conditions d’émission, et de s’assurer de leur circulation ou non.
En 1997 et 1998, comme partout en France, des monnaies temporaires sont émises dans quelques villes d’Isère. Ces monnaies, portant une valeur en euros, furent émises dans le but de préparer la population à la future monnaie européenne. Reprenant des symboles locaux (personnages, monuments), elles avaient cours d’une à trois semaines à un taux de change proche du taux appliqué en 2002 (1 EUR = 6,50 FRF). Leur émission se faisait par un groupement comprenant la mairie de la ville, la chambre de commerce, une banque, et une union commerçante. Les monnaies pouvaient ainsi être achetées auprès des commerçants participant à l’opération, et dépensées auprès de ces mêmes commerçants. Elles étaient enfin reprises à l’issue de l’opération.
Figure 12 – 1 euro de Grenoble, valable du 6 au 30 juin 1998 (source : collection particulière)
L’émission se composait généralement des monnaies suivantes : 1 euro en bronze d’aluminium, 2 euro en cupronickel, 10 euro bimétallique, 20 euro en argent, 200 euro en or. Les trois dernières valeurs étant émises en coffret et destinées aux collectionneurs.
Plus récemment, au cours de ces dernières années s’est développé un nouveau type de monnaie, appelées monnaies locales complémentaires. Cette monnaie, émise à l’échelle d’une commune ou d’une communauté de communes, a pour objectifs le développement d’un système monétaire local, la dynamisation des échanges locaux et la limitation de l’influence spéculative de l’euro. Elle porte des valeurs sociales, environnementales et économiques. Ces monnaies sont émises par une association et généralement échangeables au taux d’un euro pour une monnaie locale. Elles sont alors utilisables chez les commerçants partisans du projet.
Ainsi, deux émissions de ce type ont vu le jour à Grenoble. Tout d’abord, en 2007, le Sol Alpin, fonctionnant sur le principe d’une carte de fidélité, des sols pouvant être obtenus par achat, don de temps, ou sous forme de prestations sociales. Ce projet n’a cependant pas perduré, n’ayant pas suffisamment fédéré, mais surtout suite à l’abandon de subventions. Il prend fin en 2012. Mais depuis 2014, un nouveau projet se construit, le Cairn, qui lui aura la forme d’une monnaie papier.
Conclusion
Le département de l’Isère a donc vu se créer de nombreuses monnaies depuis la Révolution Française, chacune liée à une nécessité d’envergure nationale. Ces émissions sont encore méconnues, ayant peu été étudiées, délaissées au profit des monnayages plus classiques, notamment les monnaies du Dauphiné. Une étude approfondie est en cours, et de nombreuses archives sont encore à trouver et consulter. Cela donnera un jour lieu à une publication répertoriant ces monnaies, en les resituant dans leur contexte. Tout signalement de monnaie de l’Isère ou de document les évoquant pourra contribuer à cette étude.
Merci de contacter l’auteur pour tout signalement : antoineclerc97@gmail.com
Bibliographie
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Source : http://a.n.r.d.free.fr/page161.htm