Le rationnement : une passion irrationnelle?
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Le rationnement se traduit dans l’intervention du pouvoir politique du blocage des prix des denrées les plus indispensables (denrées périssables, combustibles, produits industriels, …) et de l’organisation de circuits de distributions spéciaux (ravitaillement, règles de restriction, …). Ces nécessités de rationner les vivres sont habituellement mises en place en période de pénurie, dues aux circonstances climatiques ou économiques, aux guerres ou aux catastrophes. La ration est alors une quantité d’aliments ou de boisson déterminée distribuée par intervalles et qu’il n’est pas permis de dépasser. Cette attribution est établie dans la sphère privée et/ou collective ; dans ce dernier cas, il constitue une mesure prise par les autorités afin de répartir à la population des biens ou des denrées qui ne sont disponibles qu’en quantité limitée.
Fig. 1 Collage de tickets de rationnement réalisé par J. Forien de Rochesnard
Au-delà des privations et atrocités induites par le rationnement, et subséquemment par devoir de mémoire, c’est une passion qui s’est affinée au fil du temps tout en comblant la large méconnaissance bien que parfois récente de ces états de fait. La répartition à travers les sociétés diverge et sans doute ce pan est par ailleurs pour beaucoup dans le devenir de ma collection. Une collection qui s’est constituée dès ma jeunesse et qui s’affirme peu à peu. Un microcosme de collectionneurs, mais pourtant un des sujets qui a été profondément étudié par quelques personnes durant leur vie entière dont un témoignage immense se trouve actuellement en consultation aux Archives Nationales. La poussière ôtée, ces 16 mètres linéaires accumulés par Jean-Georges FORIEN de ROCHESNARD (1), qui ne voient que très rarement le jour, éblouissent les pupilles et émerveillent à chaque nouvelle incursion.
Née d’un intérêt passionné pour l’histoire du rationnement et de la faim dans le monde, cette collection entrée aux Archives Nationales en janvier 1988, offre un panorama aussi vaste qu’éclectique des difficultés posées par le ravitaillement des populations à toutes les époques. On y relate quelques expérimentations parcellaires ou étatiques mais non réellement instaurées ; c’est seulement sous la période révolutionnaire qu’apparaît le partage des ressources selon de nouvelles valeurs libérales, égalitaires et fraternelles. La population reçoit des cartes et/ou des bons alimentaires, qui peuvent être échangés, dans les services administratifs ou dans les magasins, contre certaines denrées de base (pain, viande, savon, …).
Fig. 2 Bon pour huit rations de viande à Fréjus le 8 fructidor – Epoque révolutionnaire (Collection privée)
L’histoire suit son cours et d’autres périodes troubles voient le jour (siège de Lyon ou Mayence, guerre de Vendée) où ces bons subsistent parfois en recyclant des cartes à jouer par manque de papier. Durant le siège de Paris en 1870-71, les parisiens étaient souvent à leur insu réduits à manger des chats, des chiens et des rats. La haute bourgeoisie n’appréciait pas cette nourriture et exigeait des mets savoureux dans les grands restaurants. Comme les réserves diminuaient rapidement, certains chefs de cuisine, comme Alexandre Choron, de la célèbre maison Voisin sis rue Saint Honoré eut l’idée, après une visite au zoo avoisinant, d’improviser des plats exotiques. Pour le réveillon du repas de Noël 1870, on pouvait y déguster les meilleurs morceaux des animaux du Jardin d’Acclimatation, » Tête d’âne farcie « , » Consommé d’éléphant « , » Chameau rôti à l’anglaise « , » Le Civet de Kangourou « , » Côtes d’ours rôties sauce poivrade » ou encore » La Terrine d’antilope aux truffes « . Début janvier, ce fut le tour de l’éléphant du jardin des Plantes d’être abattu. Il fut aussi acheté par Voisin, débité par un boucher de la rue du faubourg Saint Honoré et vendu au prix de 15 francs la livre. Le 13 janvier 1871, le restaurant servit des plats de viande d’éléphant. Trois heures après, il n’en restait plus et Monsieur Bellanger, le patron du restaurant, fit acheter du cheval de réserve. Le chef n’en revint pas et servit de la viande de cheval pour de l’éléphant et les clients n’y virent que du feu. Monsieur Bellanger aurait fait 40 000 francs or de bénéfice pendant le siège et put se retirer, fortune faite. L’on assure que la trompe de l’éléphant était le meilleur morceau d’où sans doute plus tard l’expression : » un éléphant, ça trompe énormément ! »
Fig. 3 Illustration du Siège de Paris
La pénurie alimentaire se développant après le début de la guerre, le rationnement du pain a été institué dès décembre 1914 dans certaines parties de la zone occupée. Il est ensuite étendu à l’ensemble du pays et à un grand nombre de denrées (farine, viande, lait, pétrole, sucre, …) et perdure jusqu’en 1921. Plus les conflits sont importants (durée, population impliquée), plus les besoins deviennent importants. La seconde guerre mondiale voit apparaître dès le second semestre 1940 ses premiers tickets qui n’exonéraient pas les citoyens de payer les produits en espèces sonnantes et trébuchantes. Leur généralisation visait en une répartition équitable des produits. L’étude de ROCHESNARD et GRANIER (2) portant sur les famines et le rationnement à travers l’histoire, accorde aussi une mention à la Bienfaisance. En France, l’exercice public de la Charité fut créé et régi par l’Ordonnance Royale de François Ier en date de 1536 et par l’Edit de Henri II en 1547. Tickets, bons de distribution, jetons voient le jour pour porter assistance aux nécessiteux. D’autres domaines peu ou prou liés aux restrictions sont aujourd’hui conservés précieusement : on peut notamment citer les monnaies obsidionales (de siège), billets de chambre de commerce, les monnaies de nécessités ou encore les timbres-monnaie pour pallier un manque temporaire de numéraire.
Les critères dans l’établissement d’une collection privée dans ce domaine sont vastes et par delà l’histoire, les époques, les lieux et les thèmes, riches en anecdotes, rien que pour la Seconde Guerre Mondiale, en dehors des diffusions nationales, on trouve les titres d’Alsace-Lorraine, du Nord-Pas-de-Calais, de Monaco, des colonies françaises, des émissions régionales ou locales, des bons de réquisition, des produits industriels (OCRPI), des fausses cartes, du marché noir, des substituts alimentaires, du Secours national, des bons pour prisonniers et déportés, les cartes d’inscription, les paquets familiaux (4) ou encore les comptes de points textiles (5). Autant de fils qui permettront de tisser, je l’espère, de nouvelles vocations.
Laurent NESLY
Fig. 4 lot de billets matière ou bons OCRPI de la Seconde Guerre Mondiale
Références
(1) Jean-Georges FORIEN de ROCHESNARD et Raymond GRANIER – Histoire du rationnement alimentaire au cours des âges en consultation aux Archives Nationales, site de CARAN
(2) Musée de l’histoire de Fontaine de Vaucluse rassemblant la collection de M GRANIER
(3) Histoire du rationnement de la dernière guerre par Raymond GRANIER aux éditions Scriba
(4) Les paquets familiaux en provenance des colonies françaises (1940-1950) – Laurent BONNEFOY – Bulletin col.fra hors série n°24-3 2008
(5) Les comptes de points textiles bancaires et postaux – Daniel GIRAULT – Les feuilles marcophiles supplément n°326
(6) The International Journal of Rationing